jeudi 11 novembre 2010

French in Chicago

La journée avait plutôt mal commencé. Le service informatique de l’université a suspendu mon accès Internet sur le campus parce qu’un de mes ordinateurs a chopé un ver en se baladant tout nu sur le réseau. C’est le genre de service totalitaire qui ne communique avec les usagers que par « ticket » . J’ai donc été puni et condamné au purgatoire jusqu’à nouvel ordre à moins de faire une longue liste de « devoirs ». Dont je me suis dispensé par la rhétorique, heureusement, en leur disant ce qu’ils voulaient entendre.

Entre temps, j’ai accepté l’invitation de S. à l’accompagner dans une activité sportive dirigée. S. est un doctorant italien en physique ou chimie, je ne sais plus, chez qui j’avais passé une soirée très conviviale en septembre à brasser de la bière en compagnie de collègues du département et d’une petite bande cosmopolite de joyeux drilles. S. fait du karaté et c'est l’archétype du playboy italien. Corps d’Appollon, regard ténébreux et sourire irrésistible, c’est aussi un animal social : il lui faut engeôler et relier les gens entre eux. Le mardi, habituellement, je vais à la piscine, mais ils ont coupé l’eau chaude après avoir découvert une fuite (ça me rappelle un certain centre sportif de l’Université de Montréal...). Alors je me suis joint à S. et à deux douzaines d’autres masochistes pour un « ab-lab » (littéralement : clinique d’abdos) d’une demi-heure, suivi d’une heure de muscu à deux. Petite parenthèse : la muscu (ou le « gym ») est une sorte de culture sans frontières (c’est vrai du moins pour l’Amérique du Nord), un code qui permet aux gars de « socialiser » entre eux en s’échangeant des politesses (« Can we switch ? », « Can you spot me ? »...), ou en se donnant trucs et conseils.

Après avoir bien sué sans pouvoir prendre de douche, j’ai pris l’autobus avec l’intention de me rendre directement chez moi. J’ai bien feuilleté un peu le programme du festival du film gay de Chicago qui bat son plein, mais je ne sais pas, j’y étais déjà allé la veille et les films projetés ce soir-là ne m’emballaient pas trop. Je n’ai pas vu que mon voisin  colombien, J., se trouvait presque en face de moi (j’étais assis sur ces sièges amovibles, à l’avant, qui font face aux fenêtres et qu’on peut donc rabattre pour libérer l’espace pour une chaise roulante). J’étais un peu gêné à l’idée que le jeune homme à côté de moi, le visage à moitié dissimulé par la capuche de son sweat-shirt gris mais que je sentais curieux, se rende compte que je m’intéressais au cinéma queer. Puis j’ai remarqué qu’il tenait dans ses mains un livre en français. Et pas n’importe lequel : L'Existentialisme et la sagesse des nations de Simone de Beauvoir. Une rapide analyse m’a mené à la conclusion qu’il ne pouvait s’agir que d’un Français venu faire ses études à Chicago. Est-ce le fait qu’il était seul et silencieux ou qu’il était mignon qui m’a poussé à engager la conversation ? Et à surmonter ainsi ma répulsion à parler aux Français que je croise ici ? Car je dois vous confesser quelque chose. J’entends régulièrement parler français dans les magasins de Lakeview et des environs : chez Walgreens’, à Treasure Island Foods, chez Target, et même chez Brown Elephant. Et je sais à leur accent qu’il s’agit de Français, et de Français installés ici, à voir ce qu’ils achètent. Comme ce couple qui avait déniché une jolie lampe chez Brown Elephant (voir : Installation). Et à chaque fois, un truc bizarre se produit : je bloque. Je me réfugie dans le mutisme. Comme si j’avais un peu honte d’eux. Comme si je n’avais surtout pas envie de fraterniser avec des gens parce qu’ils sont français. Je jouis aussi du plaisir de les écouter parler sans se douter qu’ils sont compris. Tout cela est d’autant plus étrange qu’à Montréal je parlais volontiers à mes compatriotes, surtout quand je comprenais qu’ils étaient fraîchement débarqués. Peut-être parce que j’avais beau jeu alors de leur montrer que moi, j’étais devenu local. Ou simplement par solidarité, pour le plaisir de renseigner. Mais à Chicago, on dirait que je les boudais. Alors que j’aurais volontiers parlé à des Québécois. Mais voilà, à part A., que je connais par l’université, point de Québécois. Ou du moins il ne courent pas les rues – contrairement aux Français, apparemment.

Je reviens à mon voisin de bus, à qui j’ai très gauchement articulé : « Are you French ? ». Et il alors il arrive une chose très étrange. Il me répond d’abord en anglais (avec un impeccable accent américain) que oui, il est français, alors je lui dis « Tu es français ? » et il répond « Oui, je suis français » mais avec encore un accent à couper au couteau. Et puis comme par magie l’accent s’évanouit dès la phrase suivante. On échange quelques mots et j’apprends qu’il est breton, étudiant en master de philo politique dans la même université que moi et qu’on a nos bureaux dans le même pavillon. Cela fait deux ans qu’il vit à Chicago, et auparavant, il a fait son premier cycle à Montréal... Petit monde.  Et puis il enchaîne en me demandant si je vais « à la soirée des Français ». Voyant mon air ahuri il m’explique, tout en se roulant une clope, que c’est là qu’il va, à une soirée organisée par l’association « Paris in Chicago », qui a lieu tous les 2e mardis du mois dans un endroit différent. Il pensait que c’était la raison de ma présence dans ce bus. Ce soir-là, ça se passe au café « Paris in Chicago », sur Halsted, dans Boystown, tout près de chez moi! Je lui demande si c’est un peu comme l’Alliance Française à Montréal (entendant par là vieille France guindée nostalgique du temps des colonies) mais il m’assure que non. Et qu’il ne manque pas une soirée. Sans plus hésiter je lui dis que oui, tout compte fait j’y vais, puisque c’est sur mon chemin. Et pendant le reste du trajet on a discuté des Français de Chicago (selon lui il y aurait « trois principaux groupes de Français » avec des ponts entre eux), mais aussi des Québécois et il n’est pas tendre. À ses yeux, les Québécois sont les meilleures personnes qu’on puisse rencontrer à l’étranger, mais chez eux, il sont haïssables. (Les Français, eux, sont haïssables partout ;-))

On arrive donc à « Paris in Chicago », qui fait plutôt penser à une cave de St-Germain-des-Prés. Une pièce carrée pas très grande où s’entasse une foule assez jeune et métissée. Il n’y a pas que des Français, mais aussi des francophones et francophiles de tout poil. L’ambiance est très bon enfant et conviviale. Pas de clans mais de petits cercles qui se forment et se défont au gré des conversations. Contre 12 $, on vous remet des coupons pour deux verres de vin et une entrée, une part de quiche ou un croque-monsieur au choix. Une américaine au teint mat dont c’est aussi la première fois m’accoste et me demande pourquoi les Français sont toujours en colère et si ça a un rapport avec le socialisme. Je m’esclaffe et lui réponds que c’est dans leur culture. Je dis que je suis aussi Canadien. Que je viens de Montréal. On en doute à mon accent. On me présente LE Québécois de la gang, D., un bleuet du Saguenay en poste ici depuis douze ans dans une grosse compagnie. Il se sent un peu seul comme Québécois. Alors même si je ne suis pas « pure laine », il m’adopte et me promet de me faire découvrir le meilleur comptoir de hots-dogs en ville. Le merlot descend bien. La quiche aussi, servie par le proprio du lieu, un Français, of course. On tire des prix de présence. Le tee-shirt d’un tournoi de foot organisé pendant la dernière Coupe du Monde. Un drapeau français grand format. Deux mecs entonnent la Marseillaise, mais sans trouver d’écho. J’explique à J., un traducteur-interprète qui a vécu à Paris, la signification du mot « abreuver » ; comme dans : « Qu’un sang impur abreuve nos sillons ». Il s’étonne. Je lui explique le contexte. Et que les gens aujourd’hui ont du mal à s’identifier à ces paroles. Il me demande si je préfère chanter l’hymne canadien. Je ne sais que répondre mais peu importe, il enchaîne en me disant que j’ai bien fait de venir seul à Chicago, que c’est la meilleure façon de s’intégrer parce qu’on est obligé de créer de nouveaux liens. Le temps file et déjà il faut se quitter, avec la promesse de se revoir.

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