mercredi 13 avril 2011

Sur la route de Memphis

Qui n’a jamais pris la route, seul, sur de longues distances aux États-Unis, n’a pas vraiment goûté l’expérience de « l’Amérique ». C’est du moins ce que je m’imaginais. Au final, après sept mois passés ici, et ma première véritable excursion hors du « Chicagoland », je constate que mon mythe américain personnel a pour l’essentiel éclaté, sans bruit, comme une bulle de savon irrisée. Car en Amérique, j’y vivais déjà depuis quinze ans, dans la Province de Québec (PQ). (Je m’amuse à exhumer cette vieille dénomination car ici, les codes n’ont pas été mis à jour, et dans les bases de données américaines, « QC » n’existe pas.) J’insiste aussi un peu ironiquement sur cette épithète de « province » car elle prend vraiment tout son sens ici, quand on réalise que la terminologie routière québécoise est un calque de l’américain, à l’image de la culture en général, version francisée (loi-cent-unifiée) de la culture motorisée « US ». Ou comment le « nous » québécois se perd dans le grand « US ».

Mais reprenons la route où je l’avais laissée. On dit que plusieurs erreurs peuvent se compenser. C’est un peu ce qui m’est arrivé. Je devais retourner sur le terrain, à Urbana. Bien que les préparatifs techniques de cette excursion de deux jours aient duré des semaines, la décision de la concrétiser cette semaine-là s’est prise dans la précipitation, entre deux avions pour Montréal. Le service des archives de l’Université de l’Illinois ayant des horaires de fonctionnaire avec une pause d’une heure le midi, et comme j’estimais que j’avais besoin de deux journées complètes, je voulais y être à l’ouverture, si bien qu’il fallait que je passe la nuit précédente sur place. J’ai donc écrit à mon ami Ron – qui, tout en travaillant dans mon département, fait son doctorat à Urbana et doit donc s’y rendre régulièrement – pour lui demander de me conseiller un hôtel « pas cher ». Rentré épuisé de Montréal la veille, je devais repartir à Urbana le lendemain, non sans passer par l’université pour récupérer du matériel un peu encombrant commandé par mon superviseur de recherche et indispensable à ma collecte de données. Bref, ce n’est que le lendemain matin que je me mets en quête d’une chambre d’hôtel. Je tique sur le prix, un peu élevé, mais je n’ai guère le temps de tergiverser (ou plutôt, je commets la première erreur de ne pas pousser plus loin mes recherches). Je refais ma valise (ou plutôt, je l’allège car je ne l’avais pas défaite). Je sais que je n’aurai pas le temps de repasser par chez moi. S. me signale que j’aurais pu réserver, à prix préférentiel, une chambre à l’hôtel de l’Université, dans le pavillon communautaire appelé « Illini Union ». Mais c’est déjà trop tard : ma réservation ne peut être annulée moins de vingt-quatre heures à l’avance...

Ne reste plus qu’à régler la question du transport jusqu’à Urbana (plus de 220 km par la route). Nouvelle erreur : il est 15h45 quand je songe à m’en préoccuper, pour m’apercevoir que le dernier « Mégabus » de la journée démarre à 16h00. Tant pis, je prendrai donc le train.  Il y en a un à 20h00. Je réserve une place. Et là je ne sais pas par quelle distraction... je ne termine pas la transaction. Quand je la reprends une demi-heure plus tard, on me dit que ma session est expirée et qu’il faut recommencer à zéro. Mais à mon grand dam, il n’y a plus de place ! « Seats sold out ». L’incrédulité fait vite place à la stupeur. Je commence à paniquer car je sais que, si je remets mon départ au lendemain matin, non seulement je gaspille de précieuses heures pour ma collecte de données mais qui plus est je perds une nuit d’hôtel onéreuse. Il ne reste qu’une solution, qui me répugne un peu mais je n’ai pas le choix : louer une voiture. Petite recherche sur Internet : il y a une agence Budget à quelques stations de métro de l’université, qui ferme à 20h30 en semaine, ce qui me laisse le temps de revenir d’Urbana après la fermeture des archives à 17h. Et le plus extraordinaire, c’est que pour 2 jours, taxes incluses, la facture n’est que de 66$, kilométrage illimité ! Avec l’essence (nettement moins chère qu’au Canada), ça revient à peine plus cher que le train (76$). On comprend mieux pourquoi ce dernier à tant de mal à concurrencer la voiture dans ce pays, sachant qu’on met à peu près autant de temps par le rail ou par la route. Après coup, je me demande comment j'aurais fait sans voiture là-bas, tellement le transport en commun m'y avait semblé compliqué la première fois. Quant aux taxis, où sont-ils?

C’est comme ça que j’ai pris la route, de nuit, sur l’Interstate 57 Sud, en direction de Memphis. L’agence n’avait pas de voiture « compacte » bien que ce soit la catégorie que j’avais réservée. J’ai donc hérité de la plus petite voiture disponible : une Dodge Avenger blanche. Le trajet m’a paru assez long. J’avais amené mon iPod, bien sûr, mais pas le câble au format « mini jack » pour le brancher sur la prise auxiliaire. Du coup j’ai passé le temps à balayer la fréquence FM, puis la fréquence AM. Mais un jeudi soir, il semble que les radios « parlées » ont toutes le même sujet de discussion : la religion, et bien souvent le micro est confié à un de ces évangélistes dont on sait les télés américaines friandes. Par exemple, dans ce qui m’est apparu comme un « publi-reportage » pour les témoins de Jéovah, une station narrait l’histoire édifiante d’un type qui, juste avant d’entrer au « college », avait fumé quelques joints pour faire comme les copains et s’était retrouvé en taule, et qui avait alors découvert la Bible et avait décidé de bâtir sa vie en fonction d’elle. Ailleurs un prédicateur expliquait les vertus du repentir. Sur une autre fréquence, une ligne ouverte où il était question des mormons qui contrôlent sévèrement le taux d’alcool des bières vendues en Utah. Cette emprise de la religion sur la sphère publique me fait un peu froid dans le dos. Sommes-nous vraiment dans une république?

Durant le trajet mes deux préoccupations majeures étaient de ne pas m’endormir et de ne pas me faire arrêter pour excès de vitesse. Or c’est le lendemain soir, en plein centre-ville d’Urbana, que j’ai perdu mon « pucelage » d’arrestation par la police. Je cherchais un endroit sympa où dîner. Mais comme c’était la semaine de relâche (spring break), la ville-campus était littéralement vidée de sa population. Si bien qu’à 21h00 tout était fermé, les rues désertes. En plus le centre était en travaux. Un détour. Plein de sens uniques. Finalement, je croise une voiture de police à un stop. Je lui cède la priorité, puis je tourne à gauche à sa suite. Il s’arrête. Gyrophares éteints. J’hésite un instant. Je m’arrête aussi. Je fais bien. Le flic descend et vient me voir. Je baisse ma vitre.
– Vous n’avez pas vu le panneau d’interdiction de tourner à gauche sauf les autobus ?
– Non, monsieur... Je ne suis pas d’ici.
– OK. Alors...
Et là bien sûr je m’attends à ce qu’il enchaîne en me demandant mes papiers et tout le kit. Mais non !
 ...faites attention la prochaine fois.

Et that’s it ! C’était mon jour de chance. Un policier américain poli et indulgent... qui ne vérifie même pas mon identité ! (j’avais apporté mon passeport au cas où). Il faut dire que les villes jumelles d’Urbana et de Champaign ont un petit quelque chose d’à la fois majestueux et décontracté qui détone avec le reste de cet État champ de maïs, de ce Mid-West rural qui l’encercle. Inauguré tout juste au sortir de la Guerre de Sécession (1868), le campus doit son existence à la loi Morrill, appuyée et promulguée par Abraham Lincoln, visant à créer des universités publiques dans tous les États américains pour rendre l’enseignement supérieur accessible à tous. Au centre-ville, 80% des édifices et même des stationnements appartiennent à l’université, qui dispose même de son propre aéroport! Ces bâtiments à colonnades et devantures défraîchies confèrent à la ville son charme suranné. Petite anecdote : il a fallu que j’aille à Urbana pour trouver enfin du pain digne de ce nom (sans sucre!), dans une boulangerie en sandwicherie simplement nommée « The Bread Company ». Profitant de la voiture, j’en ai ramené toute une provision à Chicago.

Et parlant du retour à Chicago, pas grand-chose à signaler si ce n’est que, comme j’aurais dû m’y attendre, c’est toujours bien plus impressionnant d’arriver dans une grande ville en voiture que d’en sortir. Avec la perspective, en arrivant du Sud à la tombée du jour, on voit soudain se dresser le centre-ville comme une montagne de béton, d’acier et de verre illuminé. Une image que je ne suis pas près d’oublier et qui, à elle seule, valait le voyage.

lundi 4 avril 2011

Revenir

Il y eut un aller et il y eut un retour. Assis face à l’immense baie vitrée, je cligne des yeux en contemplant le tarmac de l’aéroport de Toronto, réfléchissant un généreux soleil d’avril. Au loin, l’aiguille de la tour du CN se dresse dans le smog. Entre ici et là-bas, on dirait qu’il n’y a rien. Pour la première fois depuis des lustres j’ai ressenti cette vague angoisse en quittant le sol montréalais sans savoir quand je pourrais y revenir pour de bon, ce qui est passé à un cheveux d’être imminent. Il y a un nom pour ce pincement au ventre : la mélancolie de l’exil.

À part cela, rien à signaler ; les avions Bombardier CRA/CRJ de 50 places d’Air Canada n’ont plus de secret pour moi. Je demande toujours un siège dans la rangée D, à droite du couloir, et si je ne l’obtiens pas, j’embarque dans les derniers pour choisir une place libre où j’aurai deux sièges pour moi tout seul. Sitôt installé je démarre le système vidéo pour que la page de publicité imposée soit déjà passée quand, une fois les consignes de sécurité diffusées, le système se réinitialisera. Absorbé dans Le Discours du roi en v.o., je néglige de regarder le skyline de Chicago passer sur ma gauche, en arrivant du lac, comme ces avions que je regarde passer au Nord et qui semblent si proches, assis sur les gradins de ciment, face au lac infini.

Quand on débarque au terminal 2 de l'aéroport O'Hare, on a presque l’impression d’être au « terminus Voyageur », la gare routière de Montréal. Les gens attendent le prochain avion. Pas de douane (on l’a déjà franchie au Canada, petite incongruité qui en dit long sur l’inféodation de ce pays à son puissant voisin). On descend un escalator, la valise nous attend déjà. Un autre escalator et on se retrouve dans un long corridor qui aboutit à la station de métro. De chaque côté, deux tapis roulants à l’arrêt, dont l’accès est condamné et sur lesquels, le matin, on trouve des sans-abri encore endormis. À quelques pas de là, l’entrée du Hilton.

Dans le métro en face de moi un mec au look gangsta, avec des lunettes de soleil Ray-Ban, fredonne dans son cellulaire. Il fait encore clair quand je descends à la station Addison-Blue. L'air est doux. Ça sent le printemps. Un panneau indique que le stade des Cubs, Wrigley Field, se trouve à 3 miles vers l’Est. En marchant, je mettrais une bonne heure pour me rendre chez moi.