dimanche 28 novembre 2010

Black Friday

C'est agréable quand on commence à apprivoiser une ville. À se sentir en terrain connu. Moins assailli par la nouveauté, l'étrangeté. Comme lorsque Jay (le traducteur rencontré à la soirée des Français) m'a donné rendez-vous un vendredi soir dans un bar de Logan Square, un quartier situé à l'Ouest de Lincoln Park et au Sud de Lakeview, où j'ai rarement mis les pieds. Le Cole's attire une foule à peine pubère de hipsters, de nostalgiques et de néo-convertis du rock alternatif et vintage, venus entendre des groupes émergents pour le prix d'une bière. J'y ai fait la connaissance d'un ami français de Jay, Arnaud (nom fictif comme tous les autres, même si les initiales correspondent), jeune photographe, comédien et papa déjanté dans la vingtaine, ayant quitté Paris pour Chicago il y a trois ans pour y suivre sa femme qui venait y faire ses études. J'avais essayé d'y entraîner Anabelle, mais elle reçoit toujours mes textos avec un délai considérable. Finalement elle m'a écrit qu'elle passait la soirée au Spin avec les doctorants de son département, tous hétéros. À Jay qui m'a demandé pourquoi elle ne venait pas j'ai rigolé que c'était le monde à l'envers. Que c'est moi qui devrais me trouver au Spin et elle au Cole's. Anabelle adore l'ambiance des bars gays de Boystown. En plus le vendredi soir, c'est « shower contest », un concours « pro-am » où de beaux mecs rivalisent de sensualité en prenant une douche en slip sur le rythme d'une musique endiablée, sous l'œil faussement blasé d'une matrone latino qui mène le show à la baguette et décide « au décibélomètre » de celui qui remporte la faveur du public et les 150$ en jeu.

D'un vendredi à l'autre, avant-hier c'était le « Black Friday ». Pas besoin de vous dire ce que c'est; tant au Québec qu'en France les médias ne parlaient que de ça ces derniers jours : une journée de soldes soi-disant records, sur lesquels se ruent les Américains au lendemain de la fête de Thanksgiving. « L'action de Grâce », aux États-Unis, c'est quelque chose. Tout ferme et la plupart des gens sont en congé pendant quatre jours; on dirait que la terre s'arrête de tourner! J'ai été très gentiment invité à passer la soirée chez un couple de collègues gays de mon département, dans une tour du centre-ville, avec vue imprenable sur la Tour Willis. Et cette soirée commençait à... 3 heures de l'après-midi, car la dinde se déguste traditionnellement vers 4-5 heures. J'ai appris qu'il s'agit de ce que les Américains appellent un « dinner » (un gros repas d'après-midi) et non un dîner au sens des Français ou d'un souper au sens des Québécois.

Bref, vendredi, je suis allé faire un tour sur Broadway, en marchant, par un temps ensoleillé mais glacial. J'avais l'impression que je verrais des signes de cette frénésie de consommation dont on m'avait rebattu les oreilles, mais visiblement, je n'ai pas au bon endroit. Les petits magasins de déco qui s'égrènent entre Belmont et Diversey étaient quasi déserts, les promos affichées plutôt timides quand il y en avait. (Il y avait sans doute plus d'action sur Michigan Avenue, principale artère commerciale de Chicago). J'avais repéré quelques trucs sur le prospectus d'un magasin de déco, et comme j'avais reçu un bon de réduction pour les résidents du quartier, je me suis dit que soldes ou pas pas soldes, je pourrais peut-être faire une bonne affaire. J'arrive dans le magasin en question, et non seulement je ne trouve pas ce que je cherchais, mais rien n'est en solde! Finalement, je trouve quelques babioles, et quand je présente mon bon de réduction à la caissière celle-ci me fait remarquer que je ne suis pas dans le bon magasin... je suis chez Walmart! J'ai dû avoir la mine déconfite du musulman qui s'aperçoit qu'il vient d'avaler une saucisse pur porc! J'ai tout laissé là et suis parti.

Enfin, tout cela pour dire que j'ai profité de ce (très) long week-end pour mettre la touche finale à cette installation qui n'en finissait pas, trois mois exactement après mon arrivée. Et pour la première fois depuis des années (je ne sais même pas si c'était le cas lors de mon installation au Québec), je me retrouve avec plus d'espace de rangement que je n'ai de choses à ranger... Certes, de prime abord cela fait un peu bizarre, ces surfaces nues. Mais en même temps, quel soulagement! J'ai l'impression de respirer enfin après avoir suffoqué dans mes objets, mes papiers, mes livres. Cela me motive plus que jamais à respecter ma résolution : ne faire entrer chez moi aucun objet qui ne me soit indispensable. Tout un programme...

mercredi 17 novembre 2010

Rencontres

Il y a de ces journées où l’énergie manque et où il faut beaucoup se pousser pour aller à son cours d’abdos, tout seul en plus parce que S. (mon gym partner italien) soutenait sa thèse le matin même. Bien m’en a pris car après, je suis allé à la piscine avec l’intention de faire quelques longueurs sous l’eau, relax. Et ce que j’imaginais vaguement sans trop y croire s'est produit. J’ai attiré l’attention d’un autre passionné d’apnée, M., sicilien d’origine, ravi de trouver un autre apnéiste à Chicago. Sans mauvais jeu de mots, le courant est tout de suite bien passé de sorte que nous allons nous entraîner ensemble, moi avec mes palmes, lui sans, puisqu’il a laissé son matériel en Italie. Décidément, moi qui ai vécu 10 ans dans la Petite Italie à Montréal sans jamais me faire de pote italien, voilà que j’en rencontre deux par hasard en quelques semaines. Mais bon, vous allez me dire, quoi d’étonnant dans la ville d’Al Capone?

Quoi qu'il en soit, une première retombée positive à cette aventure à Chiacago, ce sont les rencontres qu’elle m’amène. Je dis bien « rencontres », et pas forcément « nouveaux amis » ou connaissances, car plusieurs de ces personnes venues d’ailleurs et nouvellement entrées dans ma vie vont quitter définitivement Chicago le mois prochain. Leur séjour ici s’achève tandis que le mien commence. Ce n’est pas le cas de tous, heureusement. Et notamment de ce cercle latino-américain que je commence aussi à fréquenter, composé entre autres de Colombiens (J., sa femme et des amis à eux) et d’un Uruguayen, A., également ami de J. (ils se sont connus au stage d'immersion des boursiers Fullbright à Philadelphie). Tous sont arrivés ici pratiquement en même temps que moi, qui pour faire sa maîtrise, qui son doctorat. C’est drôle, je m’étais justement dit que ce serait bien que je profite de mon séjour à Chicago pour raffraîchir mon espagnol, appris à l’école il y a bien longtemps et très vite oublié. Pourquoi Chicago? Parce que beaucoup de Mexicains y vivent et qu’on y parle espagnol partout.

Pour en revenir à ces rencontres qui me font justement penser au film L’Auberge espagnole, ce qui me frappe, c’est la proportion de ces étudiants-voyageurs qui n’ont aucune intention de retourner vivre dans leur pays d’origine, sans vouloir nécessairement rester aux États-Unis. Ainsi, M., en échange ici pour quelques mois (il termine une école d’ingénieur), n’a que du mépris pour les résidents de sa Sicile natale, qu’il a déjà quittée il y a deux ans pour Turin. Il est hors de question pour lui de retourner vivre en Italie. Mais il n’envisage pas non plus de faire sa vie aux États-Unis, pays dont il ne supporte pas le nombrilisme, le mode de vie consumériste, et l’absence de conscience écologique (comme moi, il est scandalisé par l'absence de recyclage à Chicago... j'y reviendrai). Et puis, habitué depuis son plus jeune âge à passer sa vie dans l’eau, la mer lui manque. Il envisage donc l’Australie, mais donne une chance à San Francisco, où il s'apprête à passer un mois, pour voir. C'est la seule ville américaine, dit-il, où il pourrait peut-être se retrouver. Chicago l’a déçu. Comme W., un autre « J1 » rencontré à la « réunion d’orientation » obligatoire des stagiaires étrangers, il espérait une vie sociale plus trépidante du fait qu’il avait choisi d’habiter les résidences étudiantes. Paradoxe : alors qu’il s’attendait à une vie de bringue, ses « room mates » sont si studieux qu’il n’a presque pas de contacts avec eux. Je m’étonne de ce contraste avec ma propre expérience. Je me demande si ma vie québécoise n’est pas pour beaucoup dans cette intégration jusqu’ici plus facile.

Mi-novembre déjà. Lentement mais sûrement, le temps gris et pluvieux s’installe. Les magasins mettent leurs vitrines et leur musique d’ambiance à l’heure de Noël. C’est aussi le temps des publicités pour le flu shot. Imaginez : vous faites vos courses dans votre supermarché favori. Entre le rayon des légumes et celui des alcools, vous passez par la pharmacie intégrée au magasin. Vous remplissez un questionnaire médical, vous passez à la caisse et payez 26,99 $, et hop! La pharmacienne vous injecte sur place votre vaccin contre la grippe. Ça n’a pas pris plus de dix minutes. Et en prime on vous remet des échantillons gratuits. Vous pouvez maintenant vous rendre à la caisse self-service pour régler vos autres achats. L'Amérique, c'est aussi cela: payez et obtenez ce que vous voulez, tout de suite. À condition bien sûr que ça s’achète, pour paraphraser le slogan d'une carte de crédit bien connue.

lundi 15 novembre 2010

En voiture

J’ai constamment remis à plus tard cette première sortie sur la route à Chicago. Je dois avouer que ma principale appréhension, outre la vague crainte de me perdre (je n’ai ni GPS ni carte routière de la région), est d’enfreindre je ne sais quelle règle locale du code de la route, de me faire arrêter par les flics, et de devoir payer une amende salée ou pire : de ne pas avoir les bonnes pièces d’identité sur moi (je n’ai que mon permis de conduire québécois dans mon portefeuille) et de me retrouver en taule. Vous dire que j’ai un préjugé défavorable envers les forces de l’ordre américaines serait pécher par euphémisme. Mais j’avais fait plusieurs démarches pour devenir membre de Zipcar et je ne voulais pas perdre les 50$ de crédit promotionnel que j’avais et qui allaient expirer. Sans parler qu’il fallait que je retourne certains articles chez Ikéa (prononcé « Aïe-ki-a » ici) avant les 3 mois fatidiques. Notamment des étagères dont le modèle ne me convenait pas.

Zipcar est un service d’autopartage (ou, si vous préférez, de « voiture à la demande ») similaire à Communauto (dont j’étais et suis toujours membre à Montréal), mais plus avancé technologiquement. La carte de membre vous sert à vous identifier auprès du véhicule, qui s’ouvre tout seul pour vous si vous êtes dans la plage horaire durant laquelle vous avez réservé le véhicule (les clés sont attachées au tableau de bord). Contrairement à Communauto, qui ne vous offre pratiquement que des Toyota Yaris, Zipcar a un parc diversifié : ça va de la Mazda 3 à la BMW en passant par le SUV. Mais bien sur, si vous optez pour la BM, ou si vous n’avez pas le choix parce que c’est la seule voiture disponible près de chez vous, ça va vous coûter pas mal plus cher que pour une Mazda! Il y a plusieurs services du même genre à Chicago, notamment I-GO, à but non lucratif. Mais j’ai opté pour celui qui me semblait le plus développé, le plus simple à utiliser, et aussi le moins cher : 7$ de l’heure, mais avec 180 km inclus par jour. Peut-être aussi ai-je craqué (inconsciemment) quand j’ai remarqué qu’ils avaient des Mazda 3 « hatchback », car je m'ennuie de mon ancienne voiture... il se trouve aussi que ce sont les moins chères. Chaque voiture a son petit nom, et la « mienne », une Mazda 3 bleu métallisé, s’appelle Margate et « dort » à deux pas de chez moi, dans le stationnement sous-terrain d’une tour donnant sur le front de lac.

Profitant d'un temps splendide, muni de mon itinéraire Google Maps, me voici sur la route, en direction de l’un des deux magasins Ikéa de la région de Chicago. Selon Google, il me faut prévoir de 45 à 55 minutes, en fonction de la circulation, pour parcourir la cinquantaine de kilomètres jusqu’à Schaumburg. Cela aura pris effectivement près de 55 minutes à l'aller, et ce, malgré une bonne portion d'autoroute! Une fois arrivé, premier constat : Ikéa USA ne conçoit pas vraiment qu’on aille « magasiner » chez eux tout seul. Je ne sais pas si c’est ainsi dans tous les Ikéa américains (ce n’est pas le cas à Montréal en tout cas), mais il vous est impossible de sortir les chariots (ou carosses, ou caddies comme vous voulez) d’un strict périmètre appelé « zone de chargement », pour l’amener jusqu’à l’endroit où est garée votre voiture. Vous devez obligatoirement amener votre véhicule dans cette zone, où vous ne pouvez bien sûr pas le laisser. Donc ça veut dire que si vous êtes tout seul, vous devez forcément laisser vos achats sans surveillance le temps d’aller chercher la voiture!

Je passe sur la course contre la montre dans le magasin savamment organisé pour vous égarer. Chez Ikéa l’espace-temps est dilaté (ou contracté) : vous pensez y passer 1 heure, et vous en ressortez 2, 3 heures après. Je constate, horrifié, qu’il me reste 45 minutes pour rapporter la voiture. Tout de suite en sortant du parking, je vois ce qui me semble être mon autoroute. Génial! Après tout, il arrive souvent que les entrées et sorties ne soient pas tout à fait au même niveau dans les deux sens. Prudemment, je m’engage sur ce qui semble être la bretelle d’accès ou voie de service, et un peu plus loin je vois effectivement le panneau  « Interstate 90 » ; je me dis que c’est bon. Puis j’aperçois un panneau avec une flèche vers la gauche et l’indication :

  NORTH
90 

Alors comme je sais que je vais vers le Sud-Est, je continue tout droit, me disant que par défaut, ma voie s’engage sur l’autoroute en direction Sud. ERREUR! En continuant tout droit je me suis retrouvé sur une toute autre autoroute (la 290, pas du tout indiquée jusque-là!). Je n’avais pas saisi que l’indication « NORTH » voulait dire que, si je voulais rebrousser chemin (donc aller vers le Nord), c’était par là que je pouvais le faire... le « 90 » indiquant simplement l’autouroute, toutes directions. Bien sûr, j’aurais dû me douter que quelque chose n’allait pas, puisque l’autoroute 90 va soit vers l’Ouest, soit vers l’Est. Avouez que ça peut être « mêlant ». Du coup, je me rends compte que je suis trop juste pour remettre le véhicule dans les délais. (J’ai une impression de déjà-vu en tapant ceci car c’est presque le même scénario que lors de ma première visite chez Ikéa ici, avec le camion loué par S.). J’appelle donc Zipcar pour prolonger ma réservation, mais le véhicule est déjà réservé. Et pour ne rien arranger, c’est vendredi après-midi et à 14h30 déjà, ça bouchonne sur l’autoroute vers Chicago. Et vlan! 50 dollars de frais de retard...  soit le montant du crédit.

Et la chute de cette « histoire de char » assommante ? J’ai trouvé les étagères que je voulais. Chacune pèse ses 45 livres, à monter au 3e étage. Une fois chez moi, bien décidé à en finir avec cette installation qui s'éternise, je commence à défaire l'emballage... pour m'apercevoir que je n'ai pas pris la bonne couleur! 

jeudi 11 novembre 2010

French in Chicago

La journée avait plutôt mal commencé. Le service informatique de l’université a suspendu mon accès Internet sur le campus parce qu’un de mes ordinateurs a chopé un ver en se baladant tout nu sur le réseau. C’est le genre de service totalitaire qui ne communique avec les usagers que par « ticket » . J’ai donc été puni et condamné au purgatoire jusqu’à nouvel ordre à moins de faire une longue liste de « devoirs ». Dont je me suis dispensé par la rhétorique, heureusement, en leur disant ce qu’ils voulaient entendre.

Entre temps, j’ai accepté l’invitation de S. à l’accompagner dans une activité sportive dirigée. S. est un doctorant italien en physique ou chimie, je ne sais plus, chez qui j’avais passé une soirée très conviviale en septembre à brasser de la bière en compagnie de collègues du département et d’une petite bande cosmopolite de joyeux drilles. S. fait du karaté et c'est l’archétype du playboy italien. Corps d’Appollon, regard ténébreux et sourire irrésistible, c’est aussi un animal social : il lui faut engeôler et relier les gens entre eux. Le mardi, habituellement, je vais à la piscine, mais ils ont coupé l’eau chaude après avoir découvert une fuite (ça me rappelle un certain centre sportif de l’Université de Montréal...). Alors je me suis joint à S. et à deux douzaines d’autres masochistes pour un « ab-lab » (littéralement : clinique d’abdos) d’une demi-heure, suivi d’une heure de muscu à deux. Petite parenthèse : la muscu (ou le « gym ») est une sorte de culture sans frontières (c’est vrai du moins pour l’Amérique du Nord), un code qui permet aux gars de « socialiser » entre eux en s’échangeant des politesses (« Can we switch ? », « Can you spot me ? »...), ou en se donnant trucs et conseils.

Après avoir bien sué sans pouvoir prendre de douche, j’ai pris l’autobus avec l’intention de me rendre directement chez moi. J’ai bien feuilleté un peu le programme du festival du film gay de Chicago qui bat son plein, mais je ne sais pas, j’y étais déjà allé la veille et les films projetés ce soir-là ne m’emballaient pas trop. Je n’ai pas vu que mon voisin  colombien, J., se trouvait presque en face de moi (j’étais assis sur ces sièges amovibles, à l’avant, qui font face aux fenêtres et qu’on peut donc rabattre pour libérer l’espace pour une chaise roulante). J’étais un peu gêné à l’idée que le jeune homme à côté de moi, le visage à moitié dissimulé par la capuche de son sweat-shirt gris mais que je sentais curieux, se rende compte que je m’intéressais au cinéma queer. Puis j’ai remarqué qu’il tenait dans ses mains un livre en français. Et pas n’importe lequel : L'Existentialisme et la sagesse des nations de Simone de Beauvoir. Une rapide analyse m’a mené à la conclusion qu’il ne pouvait s’agir que d’un Français venu faire ses études à Chicago. Est-ce le fait qu’il était seul et silencieux ou qu’il était mignon qui m’a poussé à engager la conversation ? Et à surmonter ainsi ma répulsion à parler aux Français que je croise ici ? Car je dois vous confesser quelque chose. J’entends régulièrement parler français dans les magasins de Lakeview et des environs : chez Walgreens’, à Treasure Island Foods, chez Target, et même chez Brown Elephant. Et je sais à leur accent qu’il s’agit de Français, et de Français installés ici, à voir ce qu’ils achètent. Comme ce couple qui avait déniché une jolie lampe chez Brown Elephant (voir : Installation). Et à chaque fois, un truc bizarre se produit : je bloque. Je me réfugie dans le mutisme. Comme si j’avais un peu honte d’eux. Comme si je n’avais surtout pas envie de fraterniser avec des gens parce qu’ils sont français. Je jouis aussi du plaisir de les écouter parler sans se douter qu’ils sont compris. Tout cela est d’autant plus étrange qu’à Montréal je parlais volontiers à mes compatriotes, surtout quand je comprenais qu’ils étaient fraîchement débarqués. Peut-être parce que j’avais beau jeu alors de leur montrer que moi, j’étais devenu local. Ou simplement par solidarité, pour le plaisir de renseigner. Mais à Chicago, on dirait que je les boudais. Alors que j’aurais volontiers parlé à des Québécois. Mais voilà, à part A., que je connais par l’université, point de Québécois. Ou du moins il ne courent pas les rues – contrairement aux Français, apparemment.

Je reviens à mon voisin de bus, à qui j’ai très gauchement articulé : « Are you French ? ». Et il alors il arrive une chose très étrange. Il me répond d’abord en anglais (avec un impeccable accent américain) que oui, il est français, alors je lui dis « Tu es français ? » et il répond « Oui, je suis français » mais avec encore un accent à couper au couteau. Et puis comme par magie l’accent s’évanouit dès la phrase suivante. On échange quelques mots et j’apprends qu’il est breton, étudiant en master de philo politique dans la même université que moi et qu’on a nos bureaux dans le même pavillon. Cela fait deux ans qu’il vit à Chicago, et auparavant, il a fait son premier cycle à Montréal... Petit monde.  Et puis il enchaîne en me demandant si je vais « à la soirée des Français ». Voyant mon air ahuri il m’explique, tout en se roulant une clope, que c’est là qu’il va, à une soirée organisée par l’association « Paris in Chicago », qui a lieu tous les 2e mardis du mois dans un endroit différent. Il pensait que c’était la raison de ma présence dans ce bus. Ce soir-là, ça se passe au café « Paris in Chicago », sur Halsted, dans Boystown, tout près de chez moi! Je lui demande si c’est un peu comme l’Alliance Française à Montréal (entendant par là vieille France guindée nostalgique du temps des colonies) mais il m’assure que non. Et qu’il ne manque pas une soirée. Sans plus hésiter je lui dis que oui, tout compte fait j’y vais, puisque c’est sur mon chemin. Et pendant le reste du trajet on a discuté des Français de Chicago (selon lui il y aurait « trois principaux groupes de Français » avec des ponts entre eux), mais aussi des Québécois et il n’est pas tendre. À ses yeux, les Québécois sont les meilleures personnes qu’on puisse rencontrer à l’étranger, mais chez eux, il sont haïssables. (Les Français, eux, sont haïssables partout ;-))

On arrive donc à « Paris in Chicago », qui fait plutôt penser à une cave de St-Germain-des-Prés. Une pièce carrée pas très grande où s’entasse une foule assez jeune et métissée. Il n’y a pas que des Français, mais aussi des francophones et francophiles de tout poil. L’ambiance est très bon enfant et conviviale. Pas de clans mais de petits cercles qui se forment et se défont au gré des conversations. Contre 12 $, on vous remet des coupons pour deux verres de vin et une entrée, une part de quiche ou un croque-monsieur au choix. Une américaine au teint mat dont c’est aussi la première fois m’accoste et me demande pourquoi les Français sont toujours en colère et si ça a un rapport avec le socialisme. Je m’esclaffe et lui réponds que c’est dans leur culture. Je dis que je suis aussi Canadien. Que je viens de Montréal. On en doute à mon accent. On me présente LE Québécois de la gang, D., un bleuet du Saguenay en poste ici depuis douze ans dans une grosse compagnie. Il se sent un peu seul comme Québécois. Alors même si je ne suis pas « pure laine », il m’adopte et me promet de me faire découvrir le meilleur comptoir de hots-dogs en ville. Le merlot descend bien. La quiche aussi, servie par le proprio du lieu, un Français, of course. On tire des prix de présence. Le tee-shirt d’un tournoi de foot organisé pendant la dernière Coupe du Monde. Un drapeau français grand format. Deux mecs entonnent la Marseillaise, mais sans trouver d’écho. J’explique à J., un traducteur-interprète qui a vécu à Paris, la signification du mot « abreuver » ; comme dans : « Qu’un sang impur abreuve nos sillons ». Il s’étonne. Je lui explique le contexte. Et que les gens aujourd’hui ont du mal à s’identifier à ces paroles. Il me demande si je préfère chanter l’hymne canadien. Je ne sais que répondre mais peu importe, il enchaîne en me disant que j’ai bien fait de venir seul à Chicago, que c’est la meilleure façon de s’intégrer parce qu’on est obligé de créer de nouveaux liens. Le temps file et déjà il faut se quitter, avec la promesse de se revoir.

vendredi 5 novembre 2010

Obama

Je vous avais dit que j’espérais une visite de Barack Obama dans le cadre de la course à la mairie de Chicago, mais la récente campagne électorale de mi-mandat lui en a fourni une occasion plus pressante. Samedi dernier, il est donc venu exhorter ses électeurs démocrates à aller voter, dans le cadre d’un événement organisé dans le parc « Midway Plaisance » bordant le campus de l’Université de Chicago, au Sud. J’ai eu vent de ce rassemblement appelé « rally » par une affichette épinglée sur un babillard près de la cafétéria du pavillon où je travaille.

Après avoir beaucoup tergiversé (j’avais pas mal de travail à faire ce week-end), j’ai fini par comprendre que je ne pouvais tout simplement pas être venu vivre à Chicago et manquer cette visite d’Obama dans sa « home town », a fortiori à ce moment critique de sa présidence, alors que le parti démocrate se préparait à un revers historique, et que cette sanction anticipée (et confirmée depuis) lui était directement imputée. Qui plus est, j’ai su que c’était la première fois qu’il s’adressait ainsi aux habitants de Chicago depuis la soirée historique de son élection il y a deux ans. Certes, j’ai manqué son investiture – sa consécration – mais il me semble que c’est dans les moments difficiles aussi que l’appui est nécessaire.

Et puis il y avait l’intérêt culturel, presque anthropologique, pour ce phénomène des grands rassemblements politiques aux États-Unis, et plus particulièrement autour de figures charismatiques. C’est une chose de le voir à la télé, c’en est une autre de le vivre sur place.

On nous avait prévenus d’éviter les sacs, les ordinateurs portables, etc., car nous aurions à subir des fouilles similaires à celles des aéroports. J’étais conscient du danger relatif que présente un tel événement. J’ai d’ailleurs un peu hésité à en parler au téléphone avec ma mère, alors hospitalisée. Elle était au courant des deux colis piégés interceptés avant qu’ils ne soient livrés à des synagogues de Chicago. Et personne ne doute qu’il y ait un lien avec Obama, peut-être même avec sa visite programmée, quoique relativement peu ou mal publicisée. Ce qui explique d’ailleurs peut-être en partie l’affluence visiblement moindre (environ 20 000 personnes) que celle escomptée par les organisateurs, si je me fie à l’espace inutilisé dans le périmètre aménagé pour accueillir la foule. Après tout, quelques jours avant lors de l’étape du même « rally » à Los Angeles, 35 000 personnes s’étaient déplacées.

Les « événements » gratuits ont un prix ; le temps qu’il faut sacrifier pour arriver suffisamment tôt pour espérer être pas trop mal placé. À cela s’ajoute les conditions parfois pénibles de l’attente, d’autant plus quand vous êtes seul, que personne ne peut vous « garder » votre place pendant que vous allez vous restaurer (lorsque c’est possible) ou soulager un besoin naturel. En ce sens, les manifestations de ce genre relèvent vraiment de la logique du don et du contre-don : le don de soi (de sa présence) dépasse parfois le sacrifice que l’on ferait en achetant un billet.

C’est donc presque à reculons, un peu découragé par le désistement et le témoignage d’A. qui m’avait dit avoir passé la nuit à faire la queue à Washington à la veille de l’investiture d’Obama, que je me suis lancé dans l’aventure, armé seulement de mon iPod avec l’itinéraire « pré-chargé » dedans. Et j’ai pu vérifier les dires d’une doctorante venue d’ailleurs comme moi, qui m’avait confié trouver Chicago décourageante par son immensité, par le fait que rien n’est à moins de 45 minutes, voire une heure de trajet. Durée prévue par Google du parcours en transport en commun de chez moi à l’Université de Chicago : 1h15!  Évidemment j’ai trouvé le moyen de me tromper, ne réalisant pas que la ligne verte se divise en deux branches au Sud. Et par malchance je n’étais pas dans le bon train. Et le temps de réaliser mon erreur, j’étais déjà à Perpète-les-Oies, dans un quartier complètement paumé. Pas de taxi. Une population 100% afro-américaine. Étrange comme on peut se sentir complètement dépaysé sans même avoir changé de ville. J’ai repensé alors à ce que m’avait déjà dit S. quand il m’a accueilli à Chicago : je n’ai rien à faire dans les quartiers du Sud et de l’Ouest, ce n’est pas ma place et je m’en apercevrai très vite. Ditto. Ou encore que Chicago est « patchy », c’est-à-dire que les quartiers sûrs voisinent avec les moins recommandables. Ce qui est le cas de l’Université de Chicago, enclave bourgeoise et élitiste au milieu de quartiers défavorisés – cette situation fut d’ailleurs propice à la naissance de la fameuse « école de Chicago » de sociologie.

Bref, j’ai fini par arriver à bon port et, curieusement, à rattraper mon retard simplement en arrivant par un autre chemin que celui que tout le monde prenait (merci Google!). Et comme j’étais seul, je me suis facilement inséré dans la file d’attente, sans doute grâce à la bonhomie des militants démocrates, qui ont fermé les yeux sur mon toupet.



À partir de là, tout s’est passé merveilleusement dans une ambiance euphorisante. J’appréhendais une atmosphère paranoïaque, des flics sur les dents. Il n’en fut rien. Impressionnants sur leur monture, les policiers à cheval se laissaient photographier complaisamment. Même les « men in black » avec leurs lunettes à la Keanu Reeves dans Matrix avaient le sourire aux lèvres. La foule elle-même m’a surpris par sa diversité : des jeunes, des vieux, des blancs, des noirs et des latinos, des étudiants, des chômeurs et des cadres avec Blackberry, bref, un joyeux mélange bariolé, d’autant plus que certains avaient déjà revêtu leur déguisement d’Halloween. Ajoutez à cela les artistes et les VIP invitées pour chauffer la foule : des musiciens, comme le rappeur Common, et des politiciens, en fait toutes les huiles démocrates du coin : le maire sortant Richard Daley, le candidat au poste de sénateur (défait), le gouverneur de l’Illinois, Pat Quinn, candidat à sa propre succession (et réélu d’extrême justesse), etc. Ce dernier nous a même exhortés à utiliser notre portable pour appeler chacun 5 électeurs dont on nous avait distribué les coordonnées, dans un blitz d’appels pour inciter les gens à voter démocrate... Enfin il est arrivé, avec son perpétuel sourire d’enfant candide. Et la magie a opéré. La foule a scandé son nom et puis a fait silence, un silence impressonnant pendant son discours. Vous ai-je dit qu’il ne m’est jamais venu à l’idée de me déplacer pour aller voir et entendre Mitterrand ou Chirac, encore moins Jean Chrétien ou Bernard Landry ? Mais lui, c’est différent. Je suis peut-être aveuglé par son charme, peut-être que je sourirai plus tard de ma naïveté. Je ne cherche pas trop à analyser mais de me trouver là, à cinquante mètres de lui, et l’entendre me parler, je dois l’avouer, j’en ai frissonné d’émotion. Car je l’admire et je me sentais privilégié d’être là. De vivre ce moment. Je nourris sans doute, comme tant de ces hommes et femmes afro-américains autour de moi dont les yeux brillaient de fierté, beaucoup trop d’espoirs envers cet homme qui dispose de si peu de temps pour tenter d’infléchir le cours de l’Histoire ; mais je ne peux m’empêcher de voir en lui un Hadrien du XXIe siècle. Un humaniste, un sage qui apportera peut-être un sursaut de paix et de stabilité dans un empire-monde au bord du chaos. 

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