samedi 5 février 2011

Tempête

Ces photos devaient être le clou de ce blog. Imaginez un peu : des voitures ensevelies sous un mètre de neige. Lake Shore Drive, la voie rapide bordant le lac, fermée à la circulation sauf pour les camions transportant la neige, et donc livrée aux piétons téméraires fous de joie de pouvoir ainsi l’enjamber allégrement pour accéder à Lincoln Park et aux berges sans avoir à emprunter le tunnel. Et les gens étaient nombreux à avoir pris congé, en ce lendemain de tempête (la 3e plus importante dans les annales de la ville). Et les chiens aussi, car Chicago est une ville de chiens. J’aurais aimé vous montrer ce teckel frigorifié malgré son manteau en tricot de laine avec le mot « BEARS » en grosses lettres dessus. Et surtout le lac, transformé en banquise, avec une couche de 25 cm de neige flottant à sa surface, discrètement fracturée par endroits, et l’on voyait comme des plaques tectoniques s’écarter ou se rapprocher imperceptiblement par les mouvements indolents d’une eau d’un bleu sombre et si calme après le déchaînement de la veille. Étendue blanche contrastant avec un ciel encore gris plomb vers l’Est, quoique bientôt déchiré en son milieu d’un grand lambeau d’azur, tandis qu’à l’Ouest, le ciel s’éclaircissait à mesure que l’heure avançait, se moutonnant de petits nuages gris formant une texture étrangement régulière, surréelle.

Les berges, à cet endroit, sont bétonnées, et échelonnées en gradins s’étirant à perte de vue. Plutôt laid, cet « ouvrage d’art » titanesque semble avoir été placé là pour tenir en respect un autre géant, brisant ses lames par son contour crénelé, les forçant à transformer leur course horizontale en jaillissements verticaux de gerbes d’écume, qui en retombant laisse au sol une mousse verdâtre que l’on retrouve desséchée par le vent. Ce jour-là, les « gradins » avaient disparu sous la glace et la neige, si bien qu’on n’aurait su dire, à vue d’œil, où s'arrêtait la berge et où commençait le lac. Et l’on croyait voir des gens marcher sur le lac alors que c’était pure illusion.

Mais revenons à cette fameuse tempête. Dans les jours qui l’ont précédée on ne parlait que d’elle. Dans tous les médias, y compris (tardivement) dans les courriels officiels de l’université, le même message : « Ne vous déplacez pas ; restez chez vous ! ». La veille, j’ai croisé un vieux prof déjà emmitouflé de pied en cap dans une énorme parka, me prédisant l’apocalypse. Il exagérait, mais cette fois, les prévisionnistes météo ont visé dans le mille. Cinquante centimètres de neige, et jusqu’à soixante dans mon secteur, près du lac. Un blizzard polaire avec des rafales atteignant 100 km/h et soulevant des vagues de plusieurs mètres sur le lac. Au moins 2000 vols annulés à l’aéroport O’Hare, plaque tournante en Amérique du Nord. Des automobilistes contraints de passer la nuit dans leur voiture, coincés sur la route avec 0 m de visibilité derrière des chasse-neige impuissants à dégager les rues tant la neige tombait dru par moments. Un voisin m’a dit qu’il lui avait fallu plus de 5 h pour rentrer chez lui en bus, alors que son trajet habituel ne prenait d’ordinaire qu’une trentaine de minutes.

J’ai donc drôlement bien fait de rester chez moi. Sans être vraiment inquiet, mais craignant une panne de courant, j’ai pris la précaution d’acheter quelques chandelles et du « bois » de chauffage (à combustion propre et fait de matières recyclées). Comme mon chauffage est entièrement électrique, je me suis dit que c’était une bonne occasion d’essayer ma cheminée. Bien m’en a pris. J’étais au chaud, dehors le vent faisait rage, mais ce n’était pas la première fois. Vers 22h, j’entends gronder le tonnerre et dehors, des éclairs illuminent par flashes un ciel déjà phosphorescent : par-dessus le marché, on avait droit à un orage! J’ai su par la suite que ce phénomène plutôt insolite en pleine tempête de neige portait le nom de « thundersnow ». Les lumières vacillent et je comprends qu’on ne s’en sortira pas à si bon compte. Vers 22h30, le courant saute pour de bon. Et là je me suis rappelé brusquement la tempête de verglas de 1998, au Québec. Et le chaos qui avait suivi, plongeant mon quartier dans l'obscurité pendant deux interminables semaines. J’ai réalisé à ce moment-là qu’il se pouvait très bien que nous soyons privés d’électricité pendant 24 ou 48 h ou même plus. Je me suis donc habillé chaudement, j’ai pris ma lampe de poche sur moi, et j’ai décidé de retourner chez Jewel-Osco (ouvert 24h/24), pour acheter davantage de chandelles et de combustible, ainsi que de la glace pour le congélateur et même de l'eau minérale (les usines de traitement des eaux ayant besoin d'électricité pour fonctionner). En fait, nous étions un de seuls pâtés de maison sans électricité. De l’autre côté de la rue, les entrées d’immeuble étaient éclairées. Et comme je l’espérais, le supermarché était bel et bien ouvert. Et contrairement à l’après-midi où c’était la cohue, il n’y avait presque personne. J'ai pu faire mes emplettes tranquillement. Et les rayons n'avaient pas été dévalisés...

Finalement, cette soirée passée seul à la chandelle et au coin du feu à écouter la radio sur batterie fut l’une des meilleures depuis longtemps. Malgré ou peut-être grâce à la vague appréhension que j’avais, hanté par le spectre de la « crise du verglas », surtout après avoir entendu le message enregistré de ComEd (Commonwealth Edison, la compagnie d’électricité), indiquant que des milliers de clients étaient dans le même cas et que, compte tenu des conditions « sévères », ils ne pouvaient annoncer aucun délai de rétablissement. (J’ai su par la suite que tout près de 200 000 clients, rien qu’à Chicago, avaient passé la nuit sans électricité et donc, pour certains, comme moi, sans chauffage.) Malgré tout, j’ai pu « surfer » sur le Net momentanément, en me connectant sur le réseau non sécurisé d’un voisin. Non, je n’ai pas pensé à bloguer à ce moment-là, ni à « tweeter ».

Le courant n’est revenu chez moi que vers midi et demi le lendemain (après 14 h de coupure donc), et je peux vous dire que je commençais à trouver le temps long… et l’air frisquet. J’ai décidé de sortir, car le vent était tombé et le soleil commençait à percer. Une énergie très particulière emplissait les rues. Les Québécois connaissent bien le phénomène : après une bonne bordée de neige, les adultes redeviennent des enfants. Les gens se sourient et se parlent dans la rue. Ils jouent. Se roulent dans la neige.

Par chance, très peu d’arbres ont été endommagés par la tempête, dans mon quartier du moins, sauf quelques-uns à Lincoln Park. J’étais surtout attiré par le lac. Car j’étais allé y faire un tour quelque temps auparavant, et je l’avais trouvé partiellement gelé. Malheureusement je n’avais pas apporté mon appareil photo. Cette fois je comptais bien me rattraper. J’ai appelé Jorge et Andrea. Je ne voulais pas qu’ils manquent ça. Heureusement car j’y suis retourné deux jours après et la banquise avait disparu. Évaporée. Ce sont les photos de Jorge qui illustrent ce billet (avec sa permission). Les miennes se sont volatilisées en même temps que mon netbook, dans des circonstances aussi stupides que rocambolesques que je vous raconterai la prochaine fois.

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